Tu es aussi le Petit Chaperon rouge

Chère Suzanne,

C’est aujourd’hui qu’Antigone sous le soleil de midi voit le jour.

Un peu plus d’un an après la fin de ton association artistique avec Le Carrousel, qui s’est achevée en pleine crise sanitaire, nous prenons enfin le temps de célébrer les quatre décennies pendant lesquelles tu as foré les mondes de l’enfance et de l’écriture théâtrale pour les jeunes publics.

La première fois que je t’ai vue, c’était chez Eva B, en 2005 ou 2006, juste après avoir joué le Petit Chaperon rouge avec mes collègues de l’École nationale. Tu portais un imper rouge et tu m’avais dit quelque chose du genre : « Je suis aussi le Petit Chaperon rouge » avec un sourire délicieusement délinquant. Tu semblais avoir 9 ans. L’enfance t’allait comme un gant.

Suzanne Lebeau en 1979, interprétant Plume dans sa pièce Une lune entre deux maisons. ©Michel Fournier

J’ai alors voulu savoir qui tu étais vraiment. Je me suis plongée dans tes textes et, dans l’intimité de mes lectures, j’ai découvert ton exigence, ton amour pour les plus petits, la lucidité et l’empathie avec lesquelles tu envisages le monde.  J’ai été traversée par un train qui avançait à la vitesse Grand V… S’adresser ainsi aux enfants ? Leur raconter la vie telle qu’elle est vraiment ? Bousculer l’ordre établi ? C’était comme une grande et belle permission qui m’était soudainement accordée. Mon projet intime de choisir la création pour les jeunes publics m’est apparu légitime quand j’ai lu tes textes, quand j’ai compris, grâce à toi, chère Suzanne, que je pourrais m’adresser aux enfants avec mon intelligence, mon cœur et mes doutes.

En 2008, Gervais et toi m’avez accueillie pour ce fameux stage qui a fait en sorte que je suis ici aujourd’hui. À cette époque, Gervais travaillait à la mise en scène du Bruit des os qui craquent et tu planifiais L’art comme champ de bataille, une exposition des sculptures et des marionnettes d’Amisi et Yaoundé, deux ex-enfants soldats que tu avais rencontrés en République démocratique du Congo. C’est à ce moment-là que j’ai compris qui tu es vraiment.

J’ai compris que la parole est une urgence implacable pour toi, et que, grâce à ta pensée en perpétuel mouvement, tu crées un territoire de liberté que les enfants perçoivent, reconnaissent et adoptent. Tu as l’âme d’un explorateur, toujours prête à découvrir puis à dénoncer l’indicible, l’inacceptable. Et tu n’as pas peur. Tu fais les choses, simplement, parce que tu trouves que c’est normal de le faire. Armée de tes seuls mots, tu utilises la puissance de la fiction et la splendeur de la métaphore pour mettre en lumière le dérèglement de nos sociétés, les bassesses faites aux plus faibles, aux plus démunis. Toujours vigilante, toujours inquiète, tu racontes notre monde au visage grave et mutilé, mais tu nous dis aussi qu’il est possible de bousculer l’ordre établi et que l’espoir n’est pas vain.

Voilà plus de 40 ans que tu écris et que, par tes textes, tu éveilles les consciences artistiques et sociales. Tes histoires mettent en scène des hommes, des femmes, des enfants qui apparaissent dans toute leur majesté et qui, par leur complexité, leurs nuances, leur profondeur, restituent la dignité à tous les petits spectateurs d’aujourd’hui. La modernité de ta parole donne toute sa noblesse au théâtre enfance jeunesse et pulvérise les a priori que certains pourraient avoir sur la discipline. Ton parcours engagé et militant, la profondeur de ta pensée, ta largeur de vue, incarnent à mes yeux un modèle de lutte contre l’ignorance et l’indifférence, un phare dans notre monde aux contours trop souvent flous.

Femme de lettres, mais aussi femme de cœur, tu m’as enseigné à prendre à bras le corps ce qui me tient à cœur, justement, et à porter mes convictions d’une voix humble, mais haute.

Chère Suzanne,
aujourd’hui est un jour de fête…
Le Carrousel crée un nouveau spectacle : Antigone sous le soleil de midi, un texte que tu as écrit pour moi et dont je signe la mise en scène.

Dans cette relecture du mythe d’Antigone que tu as faite, deux forces de la nature se rencontrent ; mais ce n’est pas la rencontre d’Antigone et de Créon, encore moins leur opposition, qui est au cœur du propos de ton texte. Il s’agit plutôt d’un espace de questionnement intense et privilégié où seront conviés dès ce soir les spectateurs. Adoptant une posture d’étonnement devant ces deux figures mythiques qui sont passées à l’histoire, tu nous ramènes aux questions fondamentales qui sous-tendent le fonctionnement de nos sociétés occidentales. Avec ce nouveau texte, tu nous proposes une incursion dans l’univers de la philosophie.

Auteure de haute voltige, tu es en constants allers-retours entre le cœur et l’esprit. J’ai reçu ce texte comme un cadeau, mais aussi comme un legs que tu nous fais, aux enfants à qui tu as choisi de t’adresser et à moi-même, nous invitant à chercher la vérité en plongeant en nous afin de (re)trouver le pouvoir de changer les choses. Philosophe, tu nous ramènes devant un état de fait désarmant : il n’y a pas de réponses définitives aux grandes questions de la vie.

Cette idée belle et folle que Gervais et toi avez eue de m’inviter à marcher à vos côtés, je l’ai fait mienne parce que, avec vous, avec l’équipe du Carrousel, je me sens chez moi. J’y trouve tout l’espace pour laisser jaillir les questions qui m’habitent et j’ai toute la place pour interroger l’art, l’enfance et la société dans les méandres de la recherche et de la création.

Aujourd’hui, je rends hommage non seulement à l’artiste, mais aussi à la femme que tu es, à la mère, à la pédagogue, à l’éternelle élève que tu es. Ta présence dans mon parcours a été déterminante. Par ton intelligence, ta vivacité d’esprit, ta révolte assumée, tu m’as permis d’intérioriser le fait que l’on peut choisir d’être un artiste libre tout en s’adressant à un public jeune. Et, bien sûr, tu m’auras appris que pour rester libre, il faut toujours inventer.

Au nom des équipes du Carrousel, celles d’hier et d’aujourd’hui, au nom du conseil d’administration de la compagnie, je salue tes longues années d’engagement auprès du Carrousel, auprès du secteur théâtral et auprès des publics, qui ont grandi avec (grâce à) toi.

Marie-Eve