Les cahiers du 50e
Gilles Abel

Les questions souveraines

« Chercher, ce n’est pas trouver des réponses, c’est transformer une évidence en question(s) », nous dit Myriam Suchet dans son merveilleux petit ouvrage Indiscipline. À l’heure pour Le Carrousel de souffler ses 50 bougies, je ne peux m’empêcher de repenser à cette phrase, inlassablement revigorante. Qu’il s’agisse d’Antigone sous le soleil de midi, du Bruit des os qui craquent ou de L’Ogrelet, pour ne nommer qu’eux, impossible de ne pas être admiratif du nombre d’évidences que Le Carrousel a transformées en questions. Et de la façon dont il a donné ses lettres de noblesse à une approche de la vie – et du théâtre – pétrie d’indiscipline.

Si ma rencontre avec Le Carrousel s’est faite par l’intermédiaire de Marie-Eve Huot, il me faut bien reconnaître que les noms de Suzanne Lebeau et Gervais Gaudreault incarnaient déjà des références dans mon imaginaire de la création jeune public, que je fréquente depuis bientôt 25 ans. Celle-ci est en effet fort peu coutumière de ce genre de notion, en raison notamment de la condescendance dont ce théâtre est trop souvent victime de la part du théâtre adulte. Pourtant, l’œuvre qu’ils ont construite au Carrousel au fil des ans constitue un sillon précieux, à l’intérieur duquel creuser dans ce que l’enfance peut avoir de rugueux et complexe, d’âcre parfois même, apparait pleinement légitime.

Puis il y eut La question du devoir, que Marie-Eve a souhaité en 2020 recréer en pleine pandémie, un contexte dont c’est un euphémisme de dire qu’il nous a fait vaciller sur nos appuis.  Avec Yannick Duret et Emilie Plazolles, nous avions créé dès 2015 ce projet de théâtre invisible et de débat philosophique avec les adolescents, à la suite des attentats de Charlie Hebdo, pour le Théâtre des Zygomars, une compagnie belge à peine plus âgée que Le Carrousel. En raison de la situation sanitaire, nous fûmes contraints de transmettre notre projet de façon virtuelle. Cependant, quels ne furent pas notre bonheur et notre gratitude de constater à quel point ce spectacle trouvait au Carrousel un partenaire capable de défendre et de revendiquer l’importance, dans un contexte plus que tumultueux, de continuer à proposer aux enfants des œuvres artistiques atypiques et audacieuses.

Depuis 50 ans, Le Carrousel s’adresse à l’intelligence des enfants. Même si elles impliquent parfois inconfort et trouble, leurs créations réhabilitent les jeunes publics dans leur capacité à ébrécher les cadres et les espaces qu’ils arpentent quotidiennement. En offrant aux adolescents de prendre part, en pleine crise sanitaire, à La question du devoir, Le Carrousel leur a permis de vivre une expérience qui leur a montré à quel point le théâtre peut permettre de métaboliser le réel et d’y trouver leur place. Ce faisant, comme elle le fait depuis désormais 50 ans, la compagnie a fait honneur à ce sentiment souvent étrange pour des enfants et des adolescents : celui d’être une personne dont la pensée, la vie et les mondes intérieurs ont une valeur inestimable. Bonne fête et longue vie à elle !

Gilles Abel
Philosophe pour enfant

 

Descriptif de la photo :

Yannick Duret et Gilles Abel de l’équipe de création de La question du devoir en Belgique.
Photo tirée du Facebook de Gilles Abel