Les cahiers du 50e
Christine Bellefleur

À l’époque où Gervais et Suzanne créaient (le pressentaient-ils alors ?) ce qui deviendrait l’une des plus importantes compagnies de théâtre jeune public au Québec, j’avais pour ma part presque l’âge de maturité, mais n’avais encore jamais assisté à une pièce de théâtre. Pourtant, je vivais dans un univers parental très sensible aux arts en général, mais la fréquentation des arts de la scène ? Connais pas. Au Québec ça devait partir de loin et il fallait certainement beaucoup de désinvolture pour se lancer dans l’aventure de créer du théâtre dit « pour les enfants » et de considérer parcourir le vaste territoire.

Je ne sais pas par quelle filière je suis arrivée à prendre contact avec Le Carrousel au début de 1980, une époque « avant RIDEAU et Internet », mais Une lune entre deux maisons fût, je pense, la première sinon l’une des premières pièces que j’ai programmées. Nous étions dans le gymnase d’une école primaire qui me permit l’accès sans trop de chichis… Pas de spot ? Pas de scène ? Pas de siège, pas d’occultation ? Pas grave… Il y a un public, on va y jouer et revenir. C’était ça Le Carrousel naissant.

Puis au fil des années, les conditions de pratique et de circulation des arts de la scène se sont raffinées… et surtout organisées. En 1990, le Réseau Scènes voit le jour et met immédiatement en place LE chaînon manquant : l’Aventure T, qui deviendra immédiatement à Mont-Laurier le Programme permanent de fréquentation universelle des arts de la scène pour les 5000 jeunes de 5 à 17 ans de la région.

Mais ce fut long avant que Mont-Laurier puisse rejoindre les hauts standards techniques qu’atteignaient les créations jeune public qui se déployaient avantageusement au Québec. Le Carrousel ne nous a jamais ignoré de ce fait. Nous avons ainsi programmé pendant 35 ans Le Carrousel à l’auditorium de la polyvalente, une salle de spectacles… qui n’en était pas une. De L’Ogrelet à Le bruit des os qui craquent, en passant par bon nombre de leurs créations dont le mémorable Salvador, pour lequel je n’avais pas hésité (sans permission) à défaire le cadre de scène de l’auditorium.

Le Carrousel a grandi à l’international, mais malgré son rayonnement, il est demeuré inclusif. Le Carrousel ne s’est jamais éloigné de nous en région. Aussi, c’est avec beaucoup de fierté que nous nous sommes sentis faire « partie » de cette grande famille, le jour où ils nous ont conviés à en être partenaire pour Gretel et Hansel puis Nuit d’orage, le projet hors-sentier de Gervais. Vous dire la fierté de voir apparaître le nom de Muni-Spec Mont-Laurier sur les programmes de ces tournées… ça ne se rêve même pas !

C’est dans ce contexte de partenariat que j’ai savouré le fait d’être témoin de la relation bienveillante qui prévalait dans leur univers de création, agissant sans hiérarchie apparente, entourés de leurs fidèles et précieux complices. Une douce soirée-souper chez moi les accueillant tous autour d’un couscous et quelques bouteilles reste encore un merveilleux souvenir.

Au chapitre de l’histoire du Carrousel, je veux saluer la tenace directrice technique Dominique Gagnon, celle qui, de la création jusqu’à la route, assure le sceau de qualité optimale… cela malgré le mode « tout- terrain » que représente la tournée. J’honore par ailleurs le travail de relation amicale de Sylvain Cornuau : un communicateur inépuisable, patient et passionné.  Sans les nommer tous (Odette, Francine…) tous également l’ont été, le sont encore.

Je suis de celles qui ne savent pas vraiment disséquer une œuvre, en faire état avec verve et verbe. Je suis du ressenti. Petit Pierre a été pour moi un grand moment théâtral. J’y assistais sachant déjà que la scène de l’auditorium ne pourrait accueillir cette production… cette fois, même si j’avais pu démolir tout le plafond ! En quittant la salle de Terrebonne, où la pièce venait d’être jouée, je n’ai pu adresser aucune parole à Suzanne et Gervais. J’ai entrepris mon retour pour Mont-Laurier en larmes jusqu’à Ste-Agathe, happée par le génie de cette autrice et de ce scénographe illustrant brillamment, par analogie, l’absurde. La folie est-elle celle d’un univers que se bâtit un homme à travers l’essence des choses… ou celle de la quête destructrice qui pave l’histoire de l’Homme ? (Soupir).

J’ai admiré de ce fait l’engagement humble et sans réserve de Suzanne qui, déterminée et volontaire, a souvent parcouru les milles nous séparant pour venir vaillamment à la rencontre des enseignant·e·s du primaire qu’elle savait toujours rallier par son approche pédagogique si généreusement partagée. La ferveur de son engagement ne mentait pas : à l’image de la quête de son œuvre entière chaque fois repoussée d’un cran, elle a pour seul étendard celui de s’adresser au ressenti du doué jeune auditoire. Et elle sait faire.

Pour ma part, c’est avec grand bonheur que j’ai pu enfin un jour accueillir Petit Pierre dans le magnifique Espace Théâtre mis en opération à Mont-Laurier. Une série de représentations scolaires et grand public jouées sur la grande scène dans la version petit théâtre de 225 places, l’une des multiples configurations que permet maintenant ce lieu de diffusion exceptionnel. On m’a dit qu’à l’interne, l’équipe technique utilise aujourd’hui encore la dénomination de « configuration Petit Pierre » pour cette jauge. Cela témoigne d’une trace inaltérable laissée par Le Carrousel à Mont-Laurier. Ma petite revanche avec l’histoire…

Oui, Le Carrousel et moi nous nous sommes vraiment aimés. Gervais et Suzanne auront développé un théâtre qui laisse sa trace ici et un peu partout dans le monde. J’ai eu le privilège (et pour le reste l’instinct…) d’être, dans ma région, le fil passeur de leur grand génie.

Christine Bellefleur
Diffusion Muni-Spec Mont-Laurier (1980 à 2015)

 

Descriptif de la photo :

Petit Pierre (2002) de Suzanne Lebeau, mise en scène de Gervais Gaudreault.
Sur la photo : Emilie Dionne, Margaret McBrearty et Ludger Côté
Crédit photo : François-Xavier Gaudreault